#Cinéma « Pacifiction – Tourment sur les îles ». Belle performance de Benoît Magimel


Synopsis
Sur l’île de Tahiti, en Polynésie française, le Haut-Commissaire de la République De Roller, représentant de l’État Français, est un homme de calcul aux manières parfaites. Dans les réceptions officielles comme les établissements interlopes, il prend constamment le pouls d’une population locale d’où la colère peut émerger à tout moment. D’autant plus qu’une rumeur se fait insistante : on aurait aperçu un sous-marin dont la présence fantomatique annoncerait une reprise des essais nucléaires français.

Note 2,5/5. Le d’Albert Serra est à la fois un thriller au scénario modeste (des rumeurs annoncent une reprise des essais nucléaires français) et une carte postale de Tahiti : danses traditionnelles, costumes, lagons, crépuscules ou aubes, spot de surf dont s’approchent dangereusement les bateaux (de belles images, spectaculaires)…
Benoît Magimel, présent dans presque toutes les scènes, très à l’aise, semble improviser son texte ; en fait on lui dicte le texte à travers une oreillette, ce qui prouve la grande réactivité de l’acteur.
C’est long (2h45) et c’est lent. Une impression (voulue) de flou vient du fait que l’on ne comprend pas le sens de tout ce qui se dit et le rôle de certains protagonistes (en particulier Sergi Lopez presque réduit à un rôle de figurant). La fin est intéressante : ambiance onirique et psychédélique, voire amusante (le ballet d’un amiral est cocasse).
 Pacifiction – Tourment sur les îles Albert Serra

Entretien avec Albert Serra
Pacifiction – Tourment sur les îles marque une nouveauté frappante à plusieurs titres dans votre travail. Il s’agit d’un film contemporain et non pas en costumes. C’est un scénario original et non pas une adaptation littéraire. L’acteur principal est une star du cinéma français, récemment récompensée par un César. Le récit, plus classique que précédemment, navigue entre la chronique et le thriller politique. L’action, enfin, se déroule à Tahiti. Comment un projet aussi étonnant et neuf en est-il venu à prendre forme ?
Pour être précis, ce n’est pas la première fois que je réalise un film qui se déroule « aujourd’hui ». Je l’ai déjà fait à plusieurs reprises, et avec un grand plaisir, dans le cadre de commandes pour le monde de l’art contemporain. Le projet de départ de Pacifiction était celui d’un film situé en France. Mais je n’avais aucune envie de filmer Paris, la banalité et la tristesse de la France bourgeoise et métropolitaine, ses rues, ses cafés… Je voulais quelque chose de différent, j’avais envie d’aller loin. Pourquoi pas les Dom Tom ? Petit à petit, un sujet est apparu, et j’ai écrit un scénario complet et tout à fait traditionnel dans sa forme. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, j’aime écrire des scénarios. Celui-ci s’est inspiré des souvenirs de Tarita Tériipaia. Tarita a été pendant dix ans la femme de Marlon Brando, qu’elle a rencontré sur le tournage des Révoltés du Bounty (1962), où elle tenait un des rôles principaux. Dans ses mémoires, elle parle de sa vie avec l’acteur, mais aussi de son enfance. J’ai trouvé très intéressants les contrastes qu’elle a fait apparaître, d’une part entre la pureté de son enfance à Papeete et la présence parfois nocive des Occidentaux, d’autre part entre ce paradis et l’arrivée d’une équipe de tournage hollywoodienne. Ce rapport entre paradis rêvé et corruption réelle, mais aussi entre une certaine réalité et le cinéma, m’a paru très inspirant… Quant à Benoît Magimel, je l’ai rencontré à Cannes il y a trois ans, lors de la présentation d’Une fille facile de Rebecca Zlotowski, dans lequel il est magnifique. Nous avons discuté de manière informelle. J’ai tout de suite repéré chez lui une capacité rare à être à la fois sauvage et artificiel.

Que reste-t-il au bout du compte de ce scénario dans le film fini ?
À la fois très peu et beaucoup. Très peu d’un point de vue narratif, mais beaucoup d’un autre point de vue. Ce scénario avait en effet une particularité qui, d’une certaine façon, se retrouve dans le film. Sans dialogues à proprement parler. En revanche toutes les pensées du personnage y sont retranscrites avec une très grande précision. À la fois les pensées communicables aux gens qu’il rencontre et celles qui ne le sont pas et qu’il doit garder pour lui, à la façon d’un monologue intérieur. J’imaginais que la partie communicable pourrait nourrir les dialogues, tandis que la non-communicable permettrait de saisir les enjeux, ce qui sourd sous la surface et qui est la véritable chose importante…

 Pacifiction – Tourment sur les îles Albert Serra


Un personnage ressemblant au haut fonctionnaire interprété par Magimel était déjà présent, et déjà il apparaissait dans un grand nombre de scènes. Suivre quelqu’un, épouser la courbe de ses pensées, savoir tout ce qu’il pense mais ne pas en savoir plus, être à sa hauteur, avoir l’impression qu’en parlant il continue à penser ou qu’il se parle à lui-même…, tout cela me plaît beaucoup. Dans Chinatown de Polanski par exemple, Jack Nicholson est présent dans chaque scène et le spectateur découvre les choses en même temps que lui. Il ne possède que les informations dont Nicholson dispose. C’est pareil dans Pacifiction, le spectateur est toujours avec Magimel, à l’exception d’une brève scène de boîte de nuit, d’ailleurs sans enjeu. Il partage en direct cette espèce de paranoïa que le personnage, tout en gardant un calme olympien, promène avec lui et dont l’objet n’est, c’est le moins qu’on puisse dire, pas clair.

J’imagine que c’est le sens du jeu de mot du titre international. Pacifiction : les divagations, les fictions, tout ce qui se passe dans la tête d’un homme vivant sur une île du Pacifique, toutes les histoires qu’il se raconte…
Oui. Il est passionnant de filmer le monde contemporain, mais je le fais sans aucune idéologie, sans aucune idée préconçue ni volonté de porter le moindre discours sur l’époque. Ou à peine. Seules les images m’intéressent. En l’occurrence ce sont celles d’un paradis dont on en vient à se demander s’il existe vraiment ou n’est qu’un mirage, si l’éventuelle reprise des essais nucléaires, la présence d’ingénieurs français, la corruption, la spéculation immobilière, si tout cela n’est pas en vérité l’inverse même du paradis, une sorte de continuation du colonialisme au XXIème siècle. Ce contraste m’intéresse. Mais l’essentiel du film se passe dans la tête de cet homme affable et énigmatique que nous suivons pendant plus de deux heures et demi. Il s’imagine des choses, il a des craintes, mais cela reste flou. Tout est flou, dans Pacifiction ! C’est dans cette perspective que, de manière presque systématique, j’ai supprimé tout ce qui pouvait faire référence de manière trop explicite à la situation sociale de l’île. Il n’en reste que des traces. Je pense au puritanisme religieux, à l’accès parfois interdit aux casinos ou à l’alcool, à la tension coloniale, aux expats’ – ces gens ayant quitté la Métropole après un échec et qui découvrent une vie facile mais un peu triste –, à l’obésité omniprésente depuis que les fastfoods ont remplacé les produits de la pêche, ou encore à l’état désastreux de la santé… Tous ces substrats demeurent, mais à peine perceptibles. C’était notre idée : supprimer au montage tout ce qui, ayant trait à une problématique d’ordre social, ne répondrait pas à un pur fantasme cinématographique. Je voulais juste qu’on sente vaguement qu’il y a quelque chose qui ne marche pas. J’ai donc laissé de côté la corruption, toutes ces images déjà vues dans des séries télé… Ce qui est lié aux sous-marins, aux essais nucléaires, me semblait à l’inverse correspondre à un fantasme plus puissant. Il n’y a d’ailleurs là rien de réel, du moins pour l’instant, même si la guerre en Ukraine a remis le nucléaire au centre du débat.
 Pacifiction – Tourment sur les îles Albert Serra

Pacifiction est votre film où la parole – souvent chuchotée, et plus souvent encore brutale sous couvert de courtoisie – tient le plus grand rôle. Comment avez-vous travaillé les dialogues ? Vous avez l’habitude de laisser une large place à l’improvisation. Est-ce également ainsi que vous avez travaillé avec Benoît Magimel ?
Je travaille depuis toujours avec la même méthode, mais elle s’est affinée et sophistiquée avec le temps. J’ai tourné avec trois caméras, en l’occurrence trois Black Magic Pocket de Cannon, la plus petite qui existe et avec laquelle aucun film n’avait été tourné jusque là. Je ne donne pas le scénario aux acteurs, ou plutôt je ne leur dis pas quelle scène on va tourner, jusqu’à la veille voire au matin du tournage. Cela peut susciter des tensions, mais je pense que cette façon de procéder installe tout le monde dans la bonne énergie. Pour chaque scène, je choisis un ou plusieurs thèmes, ou quelques variations sur le même thème. Pour Histoire de ma mort par exemple, je mettais une certaine pression sur l’acteur qui joue Casanova en lui lançant des phrases pendant la prise.
Ici c’est différent. Benoît Magimel et moi avons utilisé une oreillette. Comme mon français est encore loin d’être parfait, j’avais à mes côtés un assistant, Baptiste Pinteaux, qui joue dans mon film précédent, Liberté, a travaillé pour une maison d’édition et est très doué pour reformuler les choses en direct. Magimel est exceptionnel avec une oreillette. Je n’ai jamais vu quelqu’un capable de redire aussi vite une phrase, et même de l’adapter, voire de l’améliorer. En direct, sans réfléchir, sans intention, et en même temps de façon totalement organique. De Roller se trouve pourtant souvent dans une situation totalement absurde et très éloignée de la vie de tous les jours.
Je regarde Magimel à l’écran et je ne vois aucune trace de jeu. C’est fabuleux. Il y a une chose capitale avec cette méthode que les gens ont parfois du mal à comprendre. Si vous tournez avec trois caméras, l’acteur ne peut pas se positionner par rapport à l’une d’entre elles et jouer comme s’il s’adressait à elle. Il est obligé de tourner son énergie vers l’intérieur, et non vers l’extérieur. L’oreillette accentue cela. Elle crée une verticalité et une intériorité d’énergie que je trouve unique. Au lieu de communiquer avec la caméra, de s’offrir à elle, l’acteur entre dans une espèce de transe.


Dans sa lumière, la précision de ses plans, la dureté de certains visages énigmatiques – je pense à un homme au visage émacié et aux lunettes de soleil qu’on voit souvent en arrière-plan –, Pacifiction est presque un thriller américain.
Je suis d’accord ! En tournant, j’ai pensé à des films des années 1970 ou au début des années 1980, comme À cause d’un assassinat d’Alan J. Pakula ou Cutter’s Way d’Ivan Passer : des films sur la paranoïa, ou sur la chute d’un rêve, la perte de contrôle ou de l’image de soi. De Roller est ainsi. Il n’arrive pas à tout gérer, il redoute que sa hiérarchie, qu’il remet d’ailleurs ouvertement en cause, ne le mette à l’écart, il semble persuadé qu’il va bientôt sauter… Il s’imagine que les choses se décident dans de très hautes sphères, des lieux secrets et cachés, alors qu’en fait ce qu’on voit se résume à de toutes petites choses au ras de sol. Comme s’il manquait le niveau moyen, celui de la réalité

Distribution
Benoît Magimel,
Pahoa Mahagafanau
Matahi Pambrun
Sergi Lopez

Sortie le 9 novembre

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