Du salariat au "précariat"
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Sarah Abdelnour |
Enseignante à l’université Paris-Dauphine, Sarah Abdelnour est l’auteure notamment des Nouveaux prolétaires (Textuel, 2012) et, avec Dominique Méda, des Nouveaux travailleurs des applis (PUF, 2019)
La précarité est-elle devenue la norme, plutôt que l'exception, comme tendent à le montrer les films diffusés par ARTE ?
Sarah Abdelnour : Dans les pays dits occidentaux, le salariat, majoritairement en CDI, reste dominant. En France, il concerne encore 88 % des emplois. Mais la dynamique s'est inversée : désormais, environ 90 % des embauches se font en CDD et en 2014, pour la première fois depuis le début du XXe siècle, la part du travail indépendant a augmenté, passant de 9 % en 2009, quand la loi sur l'autoentrepreneuriat est entrée en vigueur, à 10,75 % aujourd’hui.
On peut dater de la fin des années 1970 l'émergence de ce que certains, dans la lignée du sociologue Robert Castel, décrivent comme le "précariat". Le modèle d'un emploi protecteur, garantissant des droits collectifs comme le salaire minimum, la sécurité sociale, l'assurance chômage, les congés payés, est d'abord grignoté en son centre par diverses formes de sous-emploi : elles vont du CDD au travail gratuit (que fournissent par exemple stagiaires et bénévoles) en passant par les temps partiels et les dispositifs de contrats aidés au-dessous du salaire minimum… Puis il est attaqué à sa périphérie par l'essor d'un travail indépendant peu rémunéré, favorisé par les pouvoirs publics comme par les entreprises. Cette érosion lente, mais continue, de l'emploi stable, affecte d'abord les jeunes mais surtout les moins diplômés. Quand la dernière génération du baby-boom partira à la retraite, ce continent de la précarité, peu visible dans les statistiques, pourrait surgir d'un coup.
L'essor des plates-formes numériques, comme Uber et Deliveroo, qui s'appuient sur le travail précaire, a-t-il accéléré cette évolution ?
Ces plates-formes sont venues amplifier et systématiser le modèle de l'autoentrepreneuriat, en réalité rarement "indépendant". Elles ont essayé de le légitimer comme une solution pour repenser le travail sur fond d’innovation technologique. La décision politique, sous les présidences de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, leur a préparé le terrain. Uber arrive en France en 2012, trois ans après l'instauration du statut d'autoentrepreneur, parce que le secteur régulé des taxis vient d’être ouvert à la concurrence suite au rapport Attali. Cinq ans plus tard, durant sa campagne, Emmanuel Macron vantera à son tour un modèle qui bénéficierait aux populations discriminées, aux jeunes des quartiers populaires, en leur permettant d'accéder à la "dignité" du travail. Les plates-formes cristallisent l'un des paradoxes de notre temps : malgré un chômage massif, on demande à tout le monde de travailler tout le temps.
Leur arrivée a du coup mis en évidence une forme de "double peine" pour ces exclus du salariat : sans protection sociale, contraints de financer leur outil de travail, ils sont assujettis à l'entreprise par un contrôle permanent. Celle-ci enregistre leurs déplacements, les évalue (via les notes attribuées par les clients), les sanctionne en cas de faute et fixe les prix. La seule marge d'autonomie de ces autoentrepreneurs réside dans le choix des horaires, mais leur faible rémunération les oblige à accumuler les heures pour espérer gagner l'équivalent du smic. La crise sanitaire a souligné leur fragilité, car ils ont été privés des mesures protectrices ouvertes aux salariés.
On légitime cette économie des "petits boulots" par le coût du travail, présenté comme un handicap dans une économie fondée sur la compétition…
Les plates-formes parviennent à recruter faute d'alternative, mais aussi parce que ce discours s'est largement diffusé, y compris parmi les travailleurs eux-mêmes. Or il invisibilise complètement la valeur qu'ils apportent. On continue d'évoquer la cherté du travail même à propos des plates-formes, alors qu'elles n'en supportent ni le coût ni la responsabilité, et que les travailleurs, eux, ne reçoivent qu'une petite part du profit. Où va l'argent ? Le modèle économique de ces entreprises demeure une énigme, car dans le secteur des VTC [véhicules de tourisme avec chauffeur] comme dans celui de la livraison de repas, elles annoncent régulièrement des pertes. En tout cas, elles pâtissent moins que les autres de la crise que nous traversons, du fait, justement, des très faibles responsabilités qu’elles assument.
Les récentes décisions de justice sanctionnant les plates-formes peuvent-elles changer la donne ?
De plus en plus de tribunaux se prononcent désormais pour la requalification des contrats vers le salariat. Uber vient ainsi d'annoncer que ses chauffeurs au Royaume-Uni allaient bénéficier du statut intermédiaire de workers, qui donne accès à une protection partielle. En Espagne, ces livreurs seront désormais "présumés" salariés. En France, la Cour de cassation a rendu en 2018 et 2020 des arrêts requalifiant vers le salariat au sens plein. S'il ne s'agit que de cas individuels, ils font jurisprudence. L'inspection du travail et le réseau des Urssaf déposent désormais au pénal des plaintes contre les plates-formes pour travail dissimulé, qui pourraient donner lieu à des condamnations plus sévères et plus collectives.
Ces travailleurs, atomisés et dépendants de leur activité pour vivre, ont-ils d'autres moyens de peser que l'action en justice ?
Face à un capitalisme internationalisé, les luttes du travail conservent une dimension locale et peuvent peiner à se fédérer, notamment au niveau européen. Partout, en nombre de jours de grève, les conflits du travail ont reculé depuis les années 1960. Mais on constate qu'ils n'ont pas disparu et prennent de nouvelles formes. La résistance est moins visible, plus fragile, à l'instar du travail lui-même. Même les plus isolés, comme les travailleurs des plates-formes, se mobilisent, et de façon pérenne. Ils sont parvenus en quelques années seulement à se structurer, et à poser la question de l’ubérisation dans le débat public. Les jeunes générations ont tendance à rejeter une certaine image du syndicalisme, mais elles le réinventent à leur manière et poursuivent l’histoire des luttes sociales.
Propos recueillis par Irène Berelowitch
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