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La comtesse aux pieds nus |
« LA VIE BOUSILLE LES SCÉNARIOS »
Ce n’est pas un hasard si Joseph Leo Mankiewicz entre à Hollywood au moment même où le cinéma devient parlant. En seulement vingt films, l’élève de Lubitsch qui a d’abord commencé comme scénariste, a filmé tous les états de la parole : son pouvoir, ses limites, ses excès, sa force performative. Immense dialoguiste, Mankiewicz n’est pourtant jamais tombé dans l’écueil du « cinéma littéraire » : son œuvre n’a jamais cessé de filmer la parole comme une action qui structure le monde.
Lors d’un entretien accordé à Michel Ciment en 1973, Joseph L. Mankiewicz se confie sur le scénario de son dernier film, Le Limier. La pièce d’Anthony Shaffer dont est tiré le film lui permettait de traiter une fois de plus un de ses thèmes préférés « à savoir que la vie bousille les scénarios. Chacun d’entre nous, que ce soit Nixon faisant un discours au Congrès ou vous en train de vous raser le matin, écrit un scénario pour la journée. (…) Nous sommes tous des acteurs, et nous jouons tous à des jeux. » Cette phrase, à elle seule, permettrait de présenter à un néophyte l’œuvre du cinéaste. Elle révèle aussi son statut particulier au sein du cinéma hollywoodien classique : à l’inverse de l’immense majorité des cinéastes de son époque, peu diserts lorsqu’il s’agit d’analyser leur travail et se réfugiant derrière l’humble statut d’artisan, Joseph L. Mankiewicz a toujours été le plus habile exégète de son œuvre et revendiquait volontiers le statut d’auteur.
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Jules César |
C’est d’abord comme rédacteur d’intertitres, dialoguiste et scénariste que Joseph L. Mankiewicz intègre l’industrie hollywoodienne, au moment même où le cinéma devient sonore et où « personne n’aurait seulement pensé à parler de l’importance des films. » Il devient par la suite l’un des producteurs les plus prestigieux de la MGM. Mankiewicz se lance comme réalisateur avec une parfaite connaissance des rouages de la machine hollywoodienne. Engagé par la Fox, il remplace Lubitsch, alors malade, pour réaliser Le Château du dragon (1946).
Bien qu’il ait su imposer ses visions à l’intérieur de l’industrie, Hollywood lui inspirera tout au long de sa vie des remarques comiquement acerbes. Le milieu des studios lui paraît trop vulgaire et miné par les impératifs commerciaux pour accueillir et comprendre le point de vue d’un auteur. Cette amertume lui vient certainement d’une envie d’être ailleurs, doublée d’une ambition déçue : celle de devenir metteur en scène de théâtre. Cinéaste-scénariste pour qui les dialogues sont le nerf de la guerre, Mankiewicz considère qu’un film personnel est un film qu’on écrit soi-même. De son propre avis, « un scénario bien écrit a, en effet, déjà été mis en scène ». Mais son cinéma ne cesse de contredire cette idée : même en adaptant des œuvres littéraires ou des scénarios écrits par d’autres, Mankiewicz sait se les approprier pour servir sa propre vision.
UNE CONSCIENCE MALHEUREUSE
Si Lubitsch fut son guide et son professeur, un détail les sépare : les héros lubitschiens vivent dans un monde de stratégie heureuse. S’ils ont un temps d’avance sur leurs actions, ils ne sont pour autant pas alourdis par le poids de leur conscience. Dans La Comtesse aux pieds nus (1954), Un Américain bien tranquille (1958), Ève (1950), pour ne citer que ceux-là, Mankiewicz donne à voir des êtres alourdis par leur conscience et leur intelligence, aveuglés par un excès de sophistication dans lequel se dilue la réalité. De l’un à l’autre, quelque chose s’est perdu : l’innocence, c’est-à-dire une capacité à vivre et à jouir du présent.
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Blanches colombes et vilains messieurs |
MANIÈRES DE FAIRE DES MONDES
Un projet de film qui n’a pu aboutir témoigne de cette perte du monde : Mankiewicz rêvait d’adapter au cinéma -Le Quatuor d’Alexandrie- de Lawrence Durrell, fresque étalée sur quatre romans narrant quatre points de vue différents d’une même histoire – ils s’avéreront finalement tous faux. La réalité s’est diluée dans ses versions et le cinéaste aurait pu reprendre à son compte la célèbre formule renoirienne de La Règle du jeu mais en la modifiant quelque peu : « ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a sa version ». Orphelins de la réalité, les personnages de Mankiewicz sont toutefois armés pour défendre leurs visions : intelligents, cultivés, éloquents, jusqu’à frôler le snobisme, ils aiment parler par aphorismes et se cacher derrière des sentences définitives qui leur donnent l’illusion de la maîtrise.
Dans ce jeu de faux-semblants où chacun s’avance masqué, les valets et servantes (la splendide désabusée Thelma Ritter) ont souvent tout l’intérêt et la sympathie de Mankiewicz : en coulisses, ils arbitrent les apparences et ne sont dupes de rien. Ce goût pour les figures de domestiques se retrouve dans le nom de la propre société de production du cinéaste, Figaro Inc., et L’Affaire Cicéron mettra le valet sur le devant de la scène.
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Eve, All about Eve Joseph L. Mankiewicz |
La grande force du style de Mankiewicz est d’avoir mis la fluidité narrative du classicisme au service de sa vision sinueuse et extrêmement élaborée des rapports humains, lui-même affirmant que si « à un moment donné le spectateur admire la beauté d’un travelling, le metteur en scène a perdu la partie ». Cette complexité, servie par une forme qui se voudrait invisible, donne lieu au plaisir d’assister à une grande sophistication scénaristique et psychologique, mais qui n’en reste pas moins limpide. Si Mankiewicz ne peut être taxé de cinéaste littéraire, c’est qu’il n’a pas seulement filmé des dialogues brillants, il a aussi spatialisé son éloquence.
LA FEMME-MYSTÈRE
Observateur exquis, drôle et d’une suprême élégance, Mankiewicz est aussi un grand portraitiste de personnages féminins passionné par les actrices ‒ à la fin de sa vie, il ambitionnait d’écrire, plutôt que ses Mémoires, une histoire des actrices du théâtre élisabéthain. Chaînes conjugales (1949), qu’il considérait comme son premier film personnel, et Ève, qui plonge dans le milieu du théâtre pour en rapporter les mesquineries et les rivalités, sont deux grands films qui ont su prendre le pouls du féminin : ses aspirations, ses jalousies, ses complexes, ses amours, ses amitiés, son aveuglement et sa lucidité, le sentiment de son insuffisance comme de sa puissance et son accablement face au vieillissement.
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Le reptile |
Texte de Murielle Joudet
LES FILMS
- Affaire Cicéron (L') Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1951 Je 20 juin 20h00Je 4 juil 21h30Di 14 juil 22h00
- Aventure de madame Muir (L') Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1947 Je 27 juin 21h15Di 30 juin 17h15Sa 13 juil 14h15
- Blanches colombes et vilains messieurs Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1955 Di 30 juin 19h30Sa 6 juil 15h00
- Carol for Another Christmas Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1964 Lu 24 juin 17h00Lu 8 juil 19h00
- Chaînes conjugales Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1948 Sa 22 juin 21h15Je 4 juil 19h00
- Château du dragon (Le) Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1945 Ve 28 juin 19h00Sa 13 juil 22h00
- Cleopâtre Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1960 Sa 29 juin 14h15Di 7 juil 14h30
- Comtesse aux pieds nus (La) Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1954 Sa 29 juin 19h00Me 10 juil 19h30Me 17 juil 17h00
- Évadé de Dartmoor (L') Joseph L. Mankiewicz / Grande-Bretagne-États-Unis / 1947 Ve 21 juin 19h30Me 26 juin 21h45
- Eve Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1950 Di 23 juin 19h00Ve 5 juil 18h15Sa 13 juil 16h30
- Guêpier pour trois abeilles Joseph L. Mankiewicz / États-Unis-Italie / 1965 Di 7 juil 19h15Ve 12 juil 15h00
- Jules César Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1952 Je 27 juin 16h00Je 4 juil 16h30Di 14 juil 14h30
- King : De Montgomery à Memphis Sidney Lumet, Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1969 Me 26 juin 16h00Lu 15 juil 19h00
- Limier (Le) Joseph L. Mankiewicz / Grande-Bretagne, États-Unis / 1972 Di 30 juin 14h30Lu 8 juil 14h30Di 14 juil 16h30
- Maison des étrangers (La) Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1949 Di 23 juin 14h30Sa 29 juin 21h45
- On murmure dans la ville Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1951 Sa 22 juin 19h00Sa 6 juil 19h15Lu 15 juil 17h00
- Porte s'ouvre (La) Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1949 Di 23 juin 16h45Ve 5 juil 21h00
- Quelque part dans la nuit Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1945 Ve 21 juin 21h30Di 14 juil 19h45
- Reptile (Le) Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1969 Ve 28 juin 21h15Lu 8 juil 21h00
- Soudain, l'été dernier Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1959 Lu 1 juil 16h30Sa 6 juil 21h30Ve 12 juil 19h00
- Un Américain bien tranquille Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1957 Ve 28 juin 16h00Sa 13 juil 19h00
- Un mariage à Boston Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1946 Me 26 juin 19h30Ve 5 juil 14h30Ve 12 juil 21h30
RENCONTRES ET CONFÉRENCES
Joseph L. Mankiewicz - Bande-annonce from La Cinémathèque française on Vimeo.
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