Greta Gerwig, jeune actrice de 34 ans, "petite amie" du réalisateur Noah baumbach, adepte des petites productions fauchées (mumblecore) tournées en appartement à New York, une des icônes du cinéma indie, est passée derrière la caméra pour tourner son premier film Lady Bird. Une réussite !
La réalisatrice (et aussi scénariste) livre ses secrets d'adolescence qui lui ont donné son inspiration pour Lady Bird.
Entretien avec Greta Gerwig
Ce film est-il autobiographique ? J’ai grandi à Sacramento que j’adore, si bien qu’au départ, j’ai eu envie de faire ce fi lm pour déclarer mon amour à une ville qui n’a commencé à m’intéresser qu’après mon départ. Ce n’est pas facile de bien cerner l’importance d’un tel amour quand on a 16 ans et qu’on est convaincu que la « vraie vie » se passe ailleurs. Aucun des événements du film n’a eu lieu en tant que tel, mais les émotions liées à ma famille, à mon enfance et à mon départ y sont vraies.Il est clair que le contexte géographique – Sacramento – occupe une place à part pour vous. En quoi Sacramento est-elle une ville incomparable ? Joan Didion est originaire de Sacramento et quand j’ai lu ses livres à l’adolescence, j’ai vécu un vrai choc spirituel. C’était aussi bouleversant que si j’avais grandi à Dublin et que j’avais soudain découvert James Joyce. Elle est devenue mon héroïne littéraire personnelle. C’était la première fois que j’étais confrontée au regard d’un artiste sur la ville où j’avais grandi. J’avais toujours cru que l’art et la littérature parlaient de sujets « importants », et j’étais certaine que ma vie n’avait rien d’important. Mais ses textes – à l’écriture magnifique, limpide et précise – parlaient de mon univers. Je connaissais parfaitement toutes les femmes dont elle parlait – je savais comment elles rangeaient leurs affaires et les choses qui comptaient à leurs yeux, et je connaissais leur point de vue provincial et petit-bourgeois sur le monde qui prévalait dans cette région des États-Unis. Quand on pense à la Californie, on songe à San Francisco ou à Los Angeles, mais tout le centre de l’État est occupé par une immense terre agricole. Sacramento se situe au nord de cette région, et bien qu’il s’agisse de la capitale administrative de l’État, c’est une ville foncièrement rurale. Ce n’est pas une ville de m’as-tu-vu. Elle ne cherche pas à se mettre en avant ou à faire son autopromotion. La ville, comme ses habitants, dégagent une certaine modestie et une vraie intégrité.
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Comment avez-vous vécu votre départ de Sacramento? Pourquoi cette décision est-elle aussi importante dans l’intrigue du film? J’ai commencé l’écriture du scénario par la scène où, à la fac, quelqu’un demande à Lady Bird d’où elle vient et où elle ment en répondant « San Francisco ». Je voulais construire le film à rebours, en partant de ce profond sentiment de honte de ses origines. Du coup, quand elle rejette sa ville natale, le spectateur se sent personnellement trahi et blessé. Comme si, lui aussi, était originaire de Sacramento et connaissait intimement ses habitants et ses principaux sites. Lady Bird trahit ses origines pour avoir l’air un peu plus « cool » aux yeux d’un type qu’elle vient de rencontrer.
Que signifie Lady Bird ?
Se rebaptiser est à la fois un geste artistique et religieux : il s’agit pour elle d’affirmer sa capacité à s’inventer un patronyme et de découvrir sa véritable identité à travers cette invention. C’est un mensonge au service de la vérité. Dans la tradition catholique, on vous donne un nom de confirmation d’après le nom d’un saint dont on espère qu’il pourra vous inspirer. Dans le rock’n’roll, on s’octroie un nouveau nom (David Bowie, Madonna etc.) pour occuper un espace mythique. Très tôt dans l’écriture, je me heurtais sans cesse à une énigme que je n’arrivais pas à élucider. J’ai arrêté ce que je faisais et j’ai écrit en haut d’une page vierge : « pourquoi ne m’appelles-tu pas Lady Bird? Tu m’avais promis que tu le ferais ».
Je voulais apprendre à connaître cette fille qui demande à tout le monde de l’appeler par cet étrange surnom. Ce surnom est né d’un processus mystérieux. Je n’y avais pas pensé avant de l’écrire. J’adore sa sonorité. C’est gai et vieillot. L’écriture du scénario m’a permis de cerner l’identité de cette fille. Par la suite, je me suis souvenue de la comptine de ma Mère l’Oie, « Coccinelle, demoiselle, Bête à bon Dieu, Coccinelle, demoiselle, vole jusqu’aux cieux ». Il s’agit d’une mère qui rentre chez elle pour s’assurer que ses enfants vont bien. Je ne sais pas comment ce genre de choses surgit dans un coin de ma tête, ou pourquoi ça me vient à tel ou tel moment, mais c’est un pan essentiel du processus de création pour moi – le jaillissement inconscient d’une source au fond de soi qu’on pressent sans vraiment connaître.
L’intrigue s’articule autour de l’année de Terminale de Lady Bird. Pourquoi avez-vous souhaité situer le film à ce moment-là de sa vie? Quand on est adolescent aux États-Unis, toute sa vie est rythmée par des années scolaires : Troisième, Seconde, Première, Terminale. J’ai toujours trouvé logique de raconter une histoire se déroulant sur une année tout entière. De parler des rituels qui ponctuent l’année et de leur récurrence. Du fait qu’on aboutit là où on a commencé. C’est un mouvement d’élévation. L’année de Terminale est fulgurante et disparaît aussi vite qu’elle a commencé. Il se dégage une certaine intensité des mondes en voie d’extinction. Il y a comme un pressentiment de deuil et de « dernières fois ». C’est vrai à la fois pour les parents et les enfants. C’est quelque chose de beau qu’on n’a pas su appréhender et qui s’achève au moment même où on commence à le comprendre. La fuite du temps est d'ailleurs un des thèmes du film.
Dès l’écriture, aviez-vous l’intention de réaliser le film? L’écriture me prend énormément de temps. Je ne sais même pas exactement quelle durée. Peut-être des années, car je ne travaille pas dans la continuité. J’écris un personnage ou une scène de temps en temps. J’ai tendance à remplir des pages et des pages de choses ineptes. Au final, j’élague et je réduis le scénario à l’essentiel. En revanche, tant que j’écris, je n’arrive pas à imaginer que ça puisse donner lieu à un film. Du coup, je n’envisageais pas consciemment la perspective de le mettre moi-même en scène.
Pensez-vous que le fait que vous soyez comédienne influe sur votre approche de la mise en scène? Comme je suis actrice, je suis particulièrement sensible aux auditions. Je me suis moi-même retrouvée dans pas mal de situations humiliantes en passant une audition, et je sais ce qu’on ressent quand on a travaillé - 11 - une scène d’arrache-pied et que ceux devant lesquels on se produit ne vous adressent même pas un regard. Je ne pouvais pas engager tous les acteurs épatants que j’ai rencontrés, mais je pouvais au moins leur témoigner respect et considération pendant leur prestation. J’ai aussi parfaitement compris que les comédiens ont besoin de garder un jardin secret en dehors du réalisateur. Ils ont besoin de nouer leurs propres rapports entre eux, et je ne pense pas qu’il soit nécessaire que le metteur en scène intervienne. Je voulais leur offrir cet espace de liberté. J’organisais des rendez-vous entre la chef-costumière et l’un des acteurs auxquels je n’assistais pas, parce que je tenais à ce qu’ils établissent leur propre système de communication, et qu’ils aient le sentiment de créer le personnage ensemble. Bien évidemment, je leur donnais des indications et je leur disais ce qui me plaisait et ce qui ne me plaisait pas, mais je ne voulais pas être trop interventionniste. Quand on est comédien, il faut savoir s’approprier le personnage, et si quelqu’un passe son temps à vous dire « non, pas comme ça, mais comme ça », on n’a jamais le sentiment de s’approprier le personnage. Mon rôle consistait à créer un espace dans lequel ils puissent se débrouiller sans moi, car ce n’était plus mon espace.
Comment avez-vous eu l’idée d’engager Saoirse? Pourquoi correspondait-elle parfaitement au rôle de Lady Bird? J’ai rencontré Saoirse au festival du film de Toronto en 2015 au moment où elle présentait BROOKLYN. Je suis allée la voir dans sa chambre d’hôtel et on a lu tout le scénario ensemble à haute voix. Dès que je l’ai entendue prononcer les dialogues, j’ai été convaincue, sans le moindre doute, qu’elle était Lady Bird. Cette lecture a donné un résultat tellement différent de ce que j’avais imaginé – et tellement supérieur aussi! Elle était déterminée, drôle, bouleversante, et son jeu était à la fois universel et précis. Elle répétait « Les sorcières de Salem » à Broadway si bien qu’on a dû repousser le tournage de six mois, mais personne d’autre qu’elle n’aurait pu jouer le rôle : elle se l’est approprié au bout de deux minutes de lecture.
Comment avez-vous développé le personnage avec elle? Et comment le personnage a-t-il évolué tout au long du tournage? Mes scénarios changent à peine au cours du tournage. Chaque dialogue est prononcé tel qu’il a été écrit. Le cinéma n’est pas, pour l’essentiel, une forme d’expression littéraire mais comme c’est ma passion pour le théâtre qui m’a poussée à faire ce métier, la langue, à mes yeux, est fondamentale. Néanmoins, la création d’un personnage relève du collage. Saoirse jouait à Broadway et je lui donnais de la matière de manière très progressive. Je lui donnais un roman ou un poème, ou encore une chanson ou une photo. Au fur et à mesure du casting, je réunissais les comédiens pour de mini-répétitions. Je voulais qu’ils créent une sorte de bulle magique où ils puissent développer leur propre fiction. Tandis que les répétitions devenaient de plus en plus intensives, j’ai passé de longues heures à discuter et à me balader avec Saoirse si bien qu’au moment du tournage, je me suis tourné vers elle pour savoir ce que Lady Bird porterait comme vêtements dans telle scène ou quelle démarche ou posture elle adopterait à tel ou tel moment. Saoirse a mis au point une physionomie pour le personnage qui a nourri ma façon de la filmer, le rythme du tournage et les émotions qui s’en dégagent.
La relation mère fille. Pourquoi avez-vous choisi d’en faire le sujet principal du film? La relation mère-fille constitue l’histoire d’amour du film. Pendant longtemps, le titre provisoire était MÈRES ET FILLES. En général, dans les films sur des adolescentes, le récit s’attache à un seul garçon : le prince charmant, autrement dit la réponse à tous les problèmes existentiels. Et pour moi, la vie ne ressemble pas du tout à ça. La plupart des femmes que je connais ont eu des rapports à la fois extraordinaires et incroyablement complexes avec leur mère quand elles étaient ados. Je voulais que ce soit le sujet principal de mon film et qu’à chaque instant, on se sente en empathie avec les deux personnages. Je - 14 - ne souhaitais en aucun cas donner « raison » à l’une et « tort » à l’autre mais montrer qu’elles souffrent de ne pas réussir à communiquer – et je tenais à mettre en valeur leur amour profond qui s’exprime vers la fin. Pour moi, il s’agit des histoires d’amour les plus émouvantes. L’histoire d’amour entre une mère et sa fille est l’une des plus riches que je connaisse.
Comment décrire Miguel? Pourquoi avez-vous confié le rôle à Jordan Rodrigues? Je voulais que les rapports entre Miguel et ses parents soient beaucoup plus simples et détendus. Il ne s’est jamais disputé avec sa mère comme Lady Bird. Mais Shelly et lui sont dans cette espèce d’entre-deux où se trouvent beaucoup d’étudiants qui ont fini l’université : ils ont terminé leurs études mais pas encore véritablement entamé leur vie d’adulte. Ils sont bloqués sur un plan professionnel. Ils sont tous les deux très intelligents (ils sortent de Berkeley) et très conscients des enjeux de la planète (ils sont végétaliens), mais ils n’ont pas encore réussi à transposer leurs idéaux dans leur vie de tous les jours. Ce ne sont pas leurs piercings qui peuvent les aider. Cette situation d’entre-deux où ils se trouvent permet à Lady Bird de prendre conscience que faire des études supérieures ne lui garantira pas de « se barrer » de Sacramento. C’est une manière de nuancer ses convictions. Je crois qu’on s’imagine souvent qu’on suit une ligne droite dans la vie, alors qu’en réalité, on s’engage dans un parcours sinueux et qu’on a même parfois tendance à régresser.
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Lady Bird et Danny |
Qu’est-ce que Lady Bird trouve de particulièrement attirant, ou séduisant, chez Danny? Lady Bird est à un moment de sa vie où elle est amoureuse de l’amour et où elle est en quête d’un objet sur lequel projeter ses désirs – et Danny correspond à ce qu’elle recherche. Il est sympa, séduisant et il a un peu tout du gendre idéal. Je me suis toujours dit que Lady Bird n’avait pas tort de l’aimer, mais qu’elle n’avait simplement pas bien choisi la manière d’exprimer cet amour. Ce qui l’attire chez lui existe bel et bien. Certes, il n’est pas vraiment lui-même avec elle, et il n’est pas attiré par elle physiquement. Mais il l’aime vraiment bien, et il a envie d’être avec elle, parce qu’elle est frondeuse, arrogante et libre. Il est accablé par les attentes que sa famille place en lui et par l’attitude de la communauté catholique en 2002. Les droits des gays, des lesbiennes et des transsexuels ont beaucoup progressé depuis quinze ans, tout comme la sensibilisation de l’opinion publique à leurs problématiques. Mais 2002 était une tout autre époque, surtout en zone rurale. Quand j’étais au lycée, aucun gay ne s’assumait. Aucun. C’était impossible. Ils auraient été roués de coup ou pire encore. Dieu merci, ça a changé. Mais ce n’est pas si vieux que ça. Ça se passait il n’y a pas si longtemps. À l’heure actuelle, c’est formidable de voir des ados qui se sentent mieux dans leur peau et qui sont mieux acceptés par leur communauté. Danny voudrait tellement être celui que Lady Bird espère qu’il est, et même s’il est dans le déni, extrêmement affectueux et attachant. Il adorerait être le petit ami dont elle rêve. Mais il finit par être un ami idéal.
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Kyle, Timothée Chalamet |
S’agissant de Kyle, comment avez-vous pensé à Timothée (Chalamet) pour le rôle? J’ai fait passer une audition à Timothée et il s’est révélé un formidable acteur, très jeune, doué et intelligent. Il a fait ses études à Columbia University, il est pianiste, il parle français et italien et, très franchement, il est assez intimidant. J’ai trouvé que son intelligence supérieure convenait parfaitement à Kyle. Kyle est un personnage frustrant, mais très futé. C’est facile de se moquer de ses idées, mais elles viennent de quelqu’un capable de formuler des raisonnements très complexes. Timothée savait le jouer de manière convaincante. Je lui ai donné à lire pas mal d’ouvrages sur le socialisme, de livres de théorie économique et de mathématiques, et aussi des textes universitaires sur Internet. Il existe un recueil d’essais qui s’appelle « The Internet Does Not Exist » que j’adore et j’ai donné mon exemplaire à Timmy. Il l’a lu, ainsi que les notes que j’avais écrites dans les marges. Il était un peu estomaqué que j’aie autant en commun avec Kyle. Il m’a dit : «Tout le monde va se dire que tu es Lady Bird alors qu’en réalité tu es Kyle ». Je lui ai demandé de regarder MA NUIT CHEZ MAUD d’Eric Rohmer, afin qu’il puisse s’imprégner des émotions d’un jeune homme convaincu d’avoir raison de s’épancher auprès d’une femme, au lieu d’engager un vrai dialogue avec elle.
Qu’est-ce qui plaît à Lady Bird chez Kyle? Avec Kyle, elle ressent cette attirance sexuelle qui vous renverse pour la première fois. Dans le scénario, il était indiqué « Elle comprend toutes les chansons de R&B en un éclair ». C’est purement sexuel. Elle se raconte toute une histoire sur lui, qui n’existe pas, car c’est ce que font les adolescentes. Je passais pas mal de chansons des films de John Hughes sur le plateau, comme ROSE BONBON et SEIZE BOUGIES. J’adore ces films. C’est le genre d’histoire d’amour qui berce l’enfance de beaucoup de femmes et c’est très difficile de se défaire de ces idéaux romantiques.
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Beanie Feldstein et Saoirse Ronan |
Comment avez-vous déniché Beanie Feldstein qui campe Julie? Beanie Feldstein s’est présentée pour passer une audition pour le rôle de Julie, et elle a joué exactement comme elle joue dans le film. Le personnage existait, sans qu’on ait besoin de faire quoi que ce soit. Elle était très émouvante, très ouverte, très drôle, sans être cynique et sans s’apitoyer sur son sort. Il y avait une forme de résilience chez elle. Lorsqu’elle a quitté la pièce, je me suis tournée vers mes directeurs de casting et, en ayant soudain le sentiment de travailler sur une grosse production hollywoodienne, je leur ai dit : «Nous tenons notre Julie ».
Cette relation amicale est-elle importante aux yeux de Lady Bird? C’est la grande histoire d’amitié amoureuse de sa jeunesse. Quand on entame une relation d’amitié amoureuse au lycée – c’est en général au lycée que ça se passe parce que c’est la première fois qu’on est vraiment autonome –, on pourrait passer chaque moment de la journée avec la personne aimée, et on n’est jamais rassasié! Dès qu’on rentre chez soi, on se précipite sur le téléphone pour l’appeler et lui dire « Et là, tu fais quoi? »
J’aime bien me servir de situations romantiques caractéristiques des rapports garçons-filles et les transposer à d’autres relations. Par exemple, je mets en scène une mère qui traverse l’aéroport pour aller retrouver sa fille, et non pas un homme qui court après une femme. De même, quand Lady Bird va chercher Julie pour l’emmener au bal de fin d’année, on pourrait croire qu’il s’agit d’un garçon qui va chercher une jeune fille pour la séduire. C’est un moment où Lady Bird se pavane un peu pour se rendre intéressante, mais où elle le fait avec sa meilleure amie.
Beaucoup de comédiens viennent du théâtre
J’adore les comédiens de théâtre. Et j’adore le théâtre. Je suis même une folle de théâtre. Mon premier amour, c’est le théâtre et je ne m’en suis jamais remise! Les acteurs les plus chevronnés du film, comme Lois Smith, Stephen McKinley Henderson, Laurie Metcalf, et Tracy Letts, sont des artistes que j’ai vus et admirés sur scène – et sur lesquels j’ai lu des ouvrages – depuis des années. Ce sont des monuments de la scène américaine. Scott Rudin m’a beaucoup aidée à contacter des acteurs de ce niveau. À chaque fois que je vais le voir à son bureau, je vois toutes ces affiches sur les murs qui représentent la fine fleur du cinéma et du théâtre dont certaines œuvres figurent dans mon panthéon personnel.
Pourquoi situer l'histoire en 2002 ?
Pour être tout à fait sincère, je souhaitais faire un film dont l’action se situe juste après les attentats du 11 septembre 2001, autrement dit à un moment où on entrait dans une toute nouvelle époque – époque que, à mon avis, on ne commence à décrypter que maintenant. Mon but n’était pas de commenter la politique internationale ou les décisions économiques nationales, mais d’en rendre compte. On a connu une érosion totale de la classe moyenne. Et nous vivons encore aujourd’hui cette recomposition du paysage économique. L’invasion de l’Irak est un souvenir gravé dans ma mémoire, même si j’étais à la fac, et non au lycée, quand elle a eu lieu. Bien entendu, l’armée américaine y est encore présente aujourd’hui. Ce qui m’intéressait, c’était cette guerre moderne qu’on suivait à la télévision, cette propagande qui était menée et le cirque médiatique qui en résultait. C’est une horreur qu’on vous sert à domicile, mais qui est aussi totalement sous contrôle et tenue à bonne distance. C’est aussi une époque marquée par l’angoisse de la guerre et les incertitudes du marché du travail, mais aussi par des histoires d’amour
Quelle est l’importance des classes sociales dans le film? Lady Bird n’assume pas ses origines modestes. En quoi est-ce important chez le personnage? À mon avis, personne n’est jamais pleinement satisfait de son statut ou de ce qu’il possède. L’obsession de Lady Bird pour son appartenance sociale est liée à une réalité tangible : sa famille a d’importantes difficultés financières. Par ailleurs, ses parents sont victimes de l’érosion de la classe moyenne puisque les classes supérieures s’approprient l’essentiel des ressources et des moyens financiers. Cependant, le film parle notamment de la nécessaire prise de conscience des richesses de sa vie et du fait qu’il faut valoriser ce qu’on a, plutôt que de se lamenter sur ce qu’on n’a pas. Dans une société ultra-capitaliste, qui se divise entre les possédants et ceux qui n’ont rien, il est difficile de se satisfaire de sa condition, mais c’est une étape de son parcours.
J’ai aussi l’impression qu’il est plus difficile pour les filles de lier leur valeur personnelle à la situation financière de leur famille que pour les garçons. Les garçons subissent les mêmes injonctions, mais ils sont moins soumis aux pressions matérielles car ils peuvent toujours s’en sortir grâce au sport. Chez les filles, il s’agit davantage de savoir combien ont coûté leur dernière paire de chaussures et la voiture qu’elles conduisent.
Quand on était adolescente à l’époque de Lady Bird, il s’agissait d’exhiber son argent à travers des fringues de grandes marques. Il fallait que les autres sachent combien d’argent on avait dépensé pour ses affaires. Lady Bird trouve cela répugnant et attirant à la fois.
Et la musique? Comment avez-vous travaillé avec Jon Brion? Qu’avez-vous souhaité obtenir avec la musique? Jon Brion est l’un de mes musiciens-compositeurs-producteurs préférés, et travailler avec lui était un véritable rêve éveillé ! C’est une partition à l’ancienne, mélodique et c’était exactement ce que je souhaitais. Je ne voulais surtout pas qu’on ait l’impression qu’il s’agisse d’une musique d’ambiance ou de fond. Je voulais qu’elle soit très présente et structurée, et qu’elle soit au premier plan. Dès notre première rencontre, il m’a joué une maquette de ce qui allait devenir le thème principal du film. Il s’agissait du thème de Lady Bird, une mélodie exprimant une chute, puis une relève. Il savait déjà qu’il voulait utiliser des bois, qui semblaient plus délicats que les cordes, mais tout aussi émouvants. C’est un noctambule, si bien que j’avais l’habitude de prendre l’avion pour Los Angeles et de rester éveillée avec lui toute la nuit. Il se mettait au travail vers 22h et s’arrêtait vers 6h du matin. On discutait, on visionnait des scènes du film, et puis il s’installait au piano et composait de très belles mélodies sur les images. Ensuite, on s’arrêtait et on reprenait la discussion. On parlait de cinéma, de la vie et du reste. Parfois, je lui détaillais une émotion, et il jouait un air au piano qui était très exactement l’équivalent musical de ce ressenti. Pas à pas, il a construit la partition de cette manière.
Les chansons, la BO ?
Je voulais que les chansons du film, qu’on entend distinctement, reflètent vraiment les goûts des ados de l’époque et de cette région. Je ne voulais pas que les personnages puissent écouter de la musique qu’ils ne connaîtraient pas. C’est grâce à la musique que les jeunes entretiennent un rapport au monde, et qu’ils arrivent à décrypter leurs désirs, leurs angoisses et leurs aspirations. J’ai intégré certaines chansons du film au scénario, comme « Hand in My Pocket » d’Alanis Morissette et « Crash Into Me » de Dave Matthews.
Alanis, parce qu’elle était ma Patti Smith, ma Kate Bush, mon Stevie Nicks. Elle composait sa propre musique, elle écrivait ses propres paroles et elle interprétait des chansons furieusement émouvantes qui me donnaient l’impression d’avoir été écrites spécialement pour moi. Et j’ai toujours trouvé que « Crash » fait partie des plus belles chansons d’amour jamais écrites. Je me souviens me l’être passée en boucle et avoir eu le sentiment que jamais personne ne m’embrasserait. Je ne connais aucune autre chanson qui parle autant du désir adolescent. Quant à « Cry Me a River » réinterprété par Justin Timberlake, c’est une chanson à la fois hargneuse et sexy qui correspond parfaitement à la période 2002-2003. Souvent, dans les films d’époque, la musique et le style sont de l’année même où se déroule l’action. Si le film se passe en 1955, toutes les voitures qu’on voit sur les routes sont des modèles de 1955, mais cela ne reflète pas la réalité. On devrait aussi apercevoir des voitures de 1951. Il en va de même de la musique : en 2002, on doit pouvoir entendre les tubes des années 90. « Merrily We Roll Along » est ma comédie musicale préférée. J’espère qu’en voyant LADY BIRD, le spectateur retrouvera le sentiment que j’éprouvais en découvrant « Merrily » de Sondheim. Ce sentiment du temps qui passe, de l’avenir qui devient vite le présent, des relations nouées dans l’enfance qui n’existent plus que dans le souvenir. C’est à la fois douloureux, beau et fugace, et c’est ce que je recherche constamment en art.
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