Rétrospective Chantal Akerman à la Cinémathèque de Paris du 31 janvier au 2 mars
Héritière à la fois de la Nouvelle Vague et du cinéma underground américain, l’œuvre de Chantal Akerman explore avec élégance les notions de frontière et de transmission. Ses films vont de l’essai expérimental (Hotel Monterey), aux récits de la solitude (Jeanne Dielman), en passant par des comédies à l’humour triste (Un divan à New York) et les somptueuses adaptations de classiques littéraires (Proust pour La Captive). Akerman a été une cinéaste hantée par toutes les histoires d'hier et d'aujourd'hui.
Une fille qui entre dans le cinéma en cirant des pompes
Mais pas n'importe quelles pompes : elle cire les siennes. D'ailleurs elle ne cire pas que ses pompes, elle cire aussi ses chaussettes et ses mollets. C'est l'histoire d'une fille qui, toute tachée de noir, range son appartement comme le ferait un ouragan et qui allume le gaz en appuyant sa tête sur la cuisinière. Amorce noire. Explosion : Saute ma ville (1968). Chantal Akerman entre dans l'histoire du cinéma à dix-huit ans, « sans vergogne » dira-t-elle, criant « Pipi ! » dans un premier court métrage fulgurant, hommage tragi-comique à Pierrot le fou, le film qui lui a donné le désir de cinéma. Des années plus tard, Delphine Seyrig cire des pompes d'homme dans Jeanne Dielman, 23, Quai du commerce, 1080 Bruxelles. Elle le fait de manière itérative, justifiée, comme chaque geste d'une femme qui ne tolère aucun vide dans les heures. Jeanne Dielman affole la limite entre narration et description : le film s'attarde, en de longs plans fixes, sur le presque rien, le nécessaire insignifiant : les dessous du quotidien d'une femme. Plus tard encore, un jour, ou alors une nuit, dans le couloir d'un hôtel quelconque, Anna s'arrête devant une paire de chaussures d'homme. Elles viennent d'être cirées, sans aucun doute. La cinéaste interprétée par Aurore Clément dans Les Rendez-vous d'Anna est, de rencontre en départ, l'élue d'un instant, dépositaire du secret des autres solitaires qu'elle croise. Chaque matin, elle rend à la nuit ce qui lui appartient : homme, femme, rêve. De ville en ville, elle ne garde rien de l'espace qu'elle traverse. Les femmes selon Akerman voyagent léger, comme les fugitives de J'ai faim, j'ai froid et du Portrait d'une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles. Seule exception, la mère qui ne peut s'empêcher de débarquer chez sa fille avec un piano à queue dans Demain on déménage, comédie de nomades hantés par un chagrin radieux où tout, bien que provisoire, est grâce et vitalité.
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Chantal Akerman |
Dans le désordre de la nuit moite de Bruxelles (Toute une nuit), nuit plus vaste que le désir, les corps se heurtent les uns contre les autres comme dans une pièce de Pina Bausch (Un jour Pina a demandé) pour se convaincre qu'il n'y a pas d'art plus périlleux que celui de la rencontre. Parfois, une femme veut se marier, une autre veut faire l'amour : alors on chante. Golden Eighties, annoncé par le dispositif des Années 80, est un film coloré et joyeux, où l'on substitue à la parole le chant, et à l'amour, la lettre d'amour. Car comment toucher l'autre ? La jeune femme désespérée de Je, tu, il, elle réécrit sans cesse la même lettre de solitude puis repart, après l'étreinte, légère et nue, à l'aube d'un nouveau jour.
Son affaire, ce sont les gens dans le temps
Chantal Akerman a pris d'assaut le cinéma pour le dépouiller et en extraire la quintessence : le plan-séquence, forme souveraine qui permet l'intrication de toutes les formes de temps : le temps de décrire l'intime ; et le temps de raconter l'Histoire. Le temps des figures littéraires pures est celui, douloureux, labyrinthique, de Stanislas Merhar piégé par ses affects dans La Captive (d'après Proust) et La Folie Almayer (d'après Conrad). Dans les deux films, les longs travellings sinueux, hérités de Hitchcock (Vertigo) et Murnau (Tabou), accusent le rapport malade, déformé, de l'homme au monde. Traversé par la jalousie, le personnage vit la durée comme un tourment. En héritière de l'art de Michael Snow, Akerman travaille un temps pur, sans événements, à travers de longs plans où la caméra invente une vacance mouvante (les plans fixes de Hotel Monterey, Jeanne Dielman, News from Home), rendant au spectateur toute l'étendue de la durée qu'il passe au cinéma. Cet autre temps inaltéré qu'elle appelle la paresse (Portrait d'une paresseuse) est figuré dans La Chambre par la succession de panoramiques circulaires dans le même plan, où l'on surprend régulièrement le regard espiègle de la réalisatrice dans son lit. Pour faire du cinéma il est nécessaire non seulement de se lever et s'habiller (Lettre d'une cinéaste) mais aussi de céder à une dose d'inertie, de distraction : la patience intime par laquelle l'artiste se donne le temps de faire. Le temps du plan-séquence, enfin, crée une distance interrogative, nécessaire pour déchiffrer le monde.
Chantal Akerman invente un cinéma nomade
Le documentaire est taillé au biseau des rémanences de l'Histoire récente. Ce qu'elle appelle l'inquiétante familiarité lui permet de reconnaître en Russie, malgré un « regard de passage, ébloui par l'été » (D'Est), un monde encore contaminé par l'Holocauste. Le regard du spectateur n'est plus innocent : personne n'a le droit d'ignorer qu'aux États-Unis un arbre a jadis été une potence (Sud), et que tout mur, tout barbelé (De l'autre côté), portent en eux non seulement le souvenir d'un camp de concentration, mais aussi la préfiguration d'une nouvelle catastrophe. À Bruxelles, la nuit, Natalia Akerman fume devant la caméra et la voix de la cinéaste l'interpelle : « Maman ! Maman ! » Cette séquence de Toute une nuit représente la blessure historique dont le cinéma de Chantal Akerman porte le drame : le silence de la mère, rescapée de la Shoah. Face à une histoire irrévélée et pourtant manifeste, la réalisatrice invente la mise en scène du refoulé maternel (Histoires d'Amérique, d'après Isaac Bashevis Singer), puis tente le voyage en Israël vers un passé arraché (Là-bas). Ce n'est que dans son dernier film, No Home Movie, que la parole de la mère se déploie frontalement, puisant aux sources d'une mémoire toujours ancrée ailleurs. Le cinéma se ressource et s'étrangle de douleur dans un désespoir actif et lucide, infatigable. Est-ce l'idée du ressassement que lui reprochait son père (Chantal Akerman par Chantal Akerman) ? Akerman a souvent parlé de la sensation de perte, malgré la douceur du violoncelle de Sonia Wieder-Atherton et malgré le cinéma. C'est dire si l'une des artistes majeures du XXe siècle s'est voulue, jusqu'à la joie, inconsolable.
D'après Gabriela Trujillo
LES FILMS
- Akerman, autoportrait Chantal Akerman / France / 1996 Sa 3 fév 15h00Je 1 mar 21h45
- Captive (La) Chantal Akerman / France-Belgique / 1999 Me 31 jan 20h00Me 28 fév 19h00
- D'Est Chantal Akerman / Belgique, Portugal, France / 1993 Je 15 fév 21h15Ve 23 fév 17h00
- Demain, on déménage Chantal Akerman / France-Belgique / 2003 Ve 9 fév 19h00Ve 16 fév 21h30
- Folie Almayer (La) Chantal Akerman / Belgique-France / 2010 Lu 12 fév 21h00Je 22 fév 21h30
- Golden Eighties Chantal Akerman / France-Belgique-Suisse / 1985 Me 14 fév 21h30Lu 26 fév 16h30
- Homme à la valise (L') Chantal Akerman / France / 1984 Di 18 fév 18h30Me 28 fév 17h00
- Hôtel Monterey Chantal Akerman / Belgique / 1972 Je 1 fév 16h30Ve 23 fév 19h30
- Je, tu, il, elle Chantal Akerman / Belgique / 1974 Di 4 fév 19h00Sa 10 fév 19h30
- Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce 1080 Bruxelles Chantal Akerman / Belgique, France / 1975 Ve 2 fév 19h30Di 18 fév 14h30
- Là-bas Chantal Akerman / Belgique-France / 2005 Lu 12 fév 19h00Je 15 fév 19h30
- Letters Home Chantal Akerman / France / 1986 Je 8 fév 21h45Je 15 fév 16h30
- Lettre d'une cinéaste : Chantal Akerman Chantal Akerman / France / 1984 CM Sa 3 fév 15h00Je 1 mar 21h45
- News from Home Chantal Akerman / France-Belgique / 1976 Je 1 fév 21h30Ve 23 fév 21h00
- Nuit et jour Chantal Akerman / France, Belgique, Suisse / 1990 Ve 9 fév 21h15Sa 24 fév 22h00
- Portrait d'une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles Chantal Akerman / France / 1994 Sa 10 fév 21h30Sa 17 fév 21h30
- Rendez-vous d'Anna (Les) Chantal Akerman / France, Belgique, République fédérale d'Allemagne / 1978 Di 4 fév 16h30Lu 26 fév 19h00
- Saute ma ville Chantal Akerman / Belgique / 1968 CM Me 31 jan 20h00
- Toute une nuit Chantal Akerman / France-Belgique / 1981 Di 4 fév 21h00Sa 24 fév 19h45
- Un divan à New York Chantal Akerman / France, Allemagne, Belgique / 1995 Ve 16 fév 19h30Lu 19 fév 17h00
COURTS MÉTRAGES
- 15/8 (Le) Chantal Akerman, Samy Szlingerbaum / Belgique / 1973 CM Sa 3 fév 19h00Ve 9 fév 16h30
- Aujourd'hui, dis-moi Chantal Akerman / France / 1982 Me 7 fév 17h30Me 28 fév 21h30
- Chambre (La) Chantal Akerman / Belgique / 1972 CM Lu 5 fév 17h00Sa 17 fév 17h00
- Déménagement (Le) Chantal Akerman / France / 1992 CM Lu 5 fév 17h00Sa 17 fév 17h00
- Enfant aimé ou je joue à être une femme mariée (L') Chantal Akerman / Belgique / 1971 CM Me 7 fév 17h30Me 28 fév 21h30
- État du monde : Tombée de nuit sur Shanghaï (L') Chantal Akerman / Portugal / 2006 CM Ve 16 fév 17h15
- Family Business Chantal Akerman / Grande-Bretagne / 1984 CM Sa 3 fév 19h00Ve 9 fév 16h30
- Hanging Out Yonkers Chantal Akerman / Belgique / 1973 CM Ve 16 fév 17h15
- Hôtel des Acacias Chantal Akerman, Michèle Blondeel / Belgique / 1982 CM Sa 3 fév 19h00Ve 9 fév 16h30
- Marteau (Le) Chantal Akerman / France / 1986 CM Lu 12 fév 16h30Sa 17 fév 15h00
- Paresse (La) Chantal Akerman / France / 1986 CM Lu 12 fév 16h30Sa 17 fév 15h00
- Paris vu par... 20 ans après : J'ai faim, j'ai froid Chantal Akerman / France / 1984 CM Me 7 fév 17h30Me 28 fév 21h30
- Saute ma ville Chantal Akerman / Belgique / 1968 CM Lu 5 fév 17h00Sa 17 fév 17h00
- Trois dernières sonates de Franz Schubert (Les) Chantal Akerman / France / 1990 Lu 12 fév 16h30Sa 17 fév 15h00
- Trois strophes sur le nom de Sacher Chantal Akerman / France / 1989 CM Lu 12 fév 16h30Sa 17 fév 15h00
DOCUMENTAIRES
- Années 80 (Les) Chantal Akerman / France-Belgique / 1983 Lu 5 fév 19h30Je 8 fév 17h30
- De l'autre côté Chantal Akerman / Belgique / 2001 Lu 5 fév 21h30Je 1 mar 19h30
- Histoires d'Amérique Chantal Akerman / France-Belgique / 1988 Je 22 fév 19h30Je 1 mar 16h30
- No Home Movie Chantal Akerman / Belgique-France / 2014 Di 18 fév 21h45Di 25 fév 21h30
- Sud Chantal Akerman / France-Belgique / 1999 Di 18 fév 20h00Lu 19 fév 22h00
- Un jour, Pina a demandé Chantal Akerman / France / 1983 Sa 17 fév 19h30Di 25 fév 19h30
CHANTAL AKERMAN ACTRICE
- Elle a passé tant d'heures sous les sunlights Philippe Garrel / France / 1985 Sa 24 fév 17h00
- Ministères de l'art (Les) Philippe Garrel / France / 1987 Di 11 fév 21h45
- The Camera: je or La Caméra: I Babette Mangolte / Etats-Unis / 1977 Me 21 fév 20h30
AUTOUR DE CHANTAL AKERMAN
- Autour de Jeanne Dielman Sami Frey / France / 1975 Sa 3 fév 21h15Di 25 fév 17h45
- I Don't Belong Anywhere Marianne Lambert / Belgique / 2015 Me 7 fév 20h30
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