Entretien avec Katsuya Tomita (réalisateur & scénariste) et Toranosuke Aizawa (co-scénariste)
Vos deux longs-métrages précédents évoquaient déjà la Thaïlande mais ont été tournés au Japon dans votre ville natale. Quelle est l’origine du film Bangkok Nites ?Katsuya Tomita : Il est vrai que l’ombre de la Thaïlande est présente dès mon second film Off Highway 20 (2007), mais à l’époque je n’avais encore jamais quitté le Japon. J’ai commencé à m’y intéresser grâce à Toranosuke qui a réalisé deux films (la série Babylon) traitant de trois thèmes relatifs à ce territoire que sont : la drogue, la prostitution et la guerre. J’ai donc pensé que cela serait bien de me rendre sur place. A travers mes recherches puis mes voyages à Okinawa et en Asie du Sud-Est (Thaïlande, Laos, Cambodge) je me suis rendu compte d’une constante : la coexistence d’un paradis et de traces de la colonisation. C’est sur cette idée que nous avons commencé à rassembler des informations sur l’histoire de la Thaïlande, qui ont servi de base à l’élaboration de Bangkok Nites.
Toranosuke Aizawa : La première fois que je suis parti en Thaïlande c’était à l’époque de mes 20 ans, au cœur du « Second Summer of Love » des années 90, un courant de jeunes backpackers, engagés dans la culture rave, qui parcouraient le monde à la recherche d’un « paradis ». J’avais donc pas mal voyagé en Asie du Sud-Est. Tous les gens que je rencontrais, tels que les guides locaux, commençaient d’abord par me proposer de la drogue, ensuite un pistolet et à la fin une fille. Alors à force d’entendre cela, j’ai commencé à prendre conscience de ce monde souterrain que j’ignorais. Et c’est en découvrant toute cette économie parallèle que j’ai eu envie de tourner ces deux films, et Bangkok Nites dans leur prolongement.
La ville de Bangkok est représentée par l’existence de la rue Thaniya, un quartier chaud destiné aux touristes japonais. Quelle en est l’origine ?
KT : En même temps que nous menions nos recherches sur la colonisation en Asie nous éprouvions l’envie depuis longtemps de faire un film sur la rue Thaniya. D’autre part, il faut préciser qu’en 1969, l’accord « R&R » (Rest and Recreation) a été passé entre le gouvernement thaïlandais et l’armée américaine. Il s’agissait pour la Thaïlande de fournir des zones de repos et de loisirs pour les soldats engagés dans la guerre au Vietnam. L’histoire de la plupart des zones de prostitution, comme Pattaya, qui se sont ouvertes par la suite remonte à cet accord. La rue Thaniya est née dans les années 70, quand les entreprises japonaises commençaient à s’implanter à l’étranger. Sur un peu plus de 200 mètres, on y trouve environ 200 établissements. Des enseignes lumineuses en japonais la parcourent de part et d’autre. Ces établissements appelés « karaokés » ressemblent un peu à des bars à entraîneuses qu’on trouve au Japon. On prétend que dix mille prostituées thaïlandaises travaillent dans ce quartier singulier qui, bien que niché en plein Bangkok, n’accepte que les clients japonais. Nous voulions donc explorer toutes ces questions et tenter d’étudier la manière dont on avait construit à l’étranger un espace domestique pour les japonais.
On connaît l’importance des décors naturels dans votre cinéma. Comment avez-vous réussi à tourner dans l’un de ces établissements ?
KT : Nous avions conscience que pour tourner dans l’un de ces lieux il nous fallait obtenir la confiance de tous ceux qui y travaillaient. Nous avons donc commencé à fréquenter ces gens et à nouer progressivement avec eux des liens de confiance, avant de pouvoir enfin obtenir l’autorisation de tourner. Cela fut un travail de longue haleine. La possibilité même du tournage a pris 4 ans. C’est un processus très long, mais à mesure que les liens se tissaient, des choses se sont produites, et tout ce vécu, nos expériences, sont devenus un terreau pour l’écriture du scénario.
Vous avez également fait le choix de tourner avec des acteurs non professionnels. Comment s’est passé le casting de Subenja Pongkorn, qui interprète le personnage de Luck ?
KT : Dès l’origine du projet nous avions prévu de travailler avec des non professionnels. Par ailleurs nous avions déjà écrit les premières versions du scénario et une image du personnage s’était formée en nous. Nous savions que ce serait quelqu’un qui se drogue, se prostitue et qui est pleinement intégré dans ce milieu interlope de la nuit. C’est un personnage assez radical donc on se demandait quel genre d’actrice pourrait l’incarner sans que cela ne paraisse trop plombant. Dès que nous avons rencontré Joy (Subenja Pongkorn), nous avons tout de suite pensé que ce serait elle. C’était comme une intuition. On a trouvé qu’elle apportait quelque chose de très frais et de rafraîchissant. C’était un rôle lourd mais dans lequel on sentait un vent de fraîcheur traverser le film.
TA : Nous avons réussi à ce que tout se passe de façon souple et agréable, y compris avec toutes les autres filles travaillant dans cette rue. On ne s’est jamais impatientés, ni contrariés. Chacune a joué le jeu en collaborant pleinement au tournage. Leur présence forte a illuminé le film. Mais cela nous a pris 5 ans pour y parvenir. Finalement Thaniya est un quartier pour lequel nous nous sommes pris d’affection. De même que nous avons fini par aimer tous ceux qui y travaillent : guides japonais, thaïs, prostituées… Pendant le tournage en pleine rue, certaines nous ont même adressé un “bon courage !” depuis le cinquième étage du bâtiment. Aussi, je dois préciser que l’histoire d’un japonais qui se lie à une fille de la nuit et se retrouve à l’accompagner dans son village natal, qui constitue la colonne vertébrale du film, est, somme toute, très banale. Quand l’on commence à fréquenter Thaniya c’est quelque chose qui se produit souvent. Cela n’a rien d’original, et beaucoup l’ont vécu.
On perçoit une forte dimension autobiographique dans Bangkok Nites. Est-ce la raison pour laquelle vous avez choisi d’interpréter vous-même le personnage d’Ozawa ? KT : Cela s’est fait pour de multiples raisons. Avant le tournage je me suis rendu chez Apichatpong Weerasethakul à Chiang Mai. Je voulais prendre des conseils sur la manière dont je pouvais tourner un film en Thaïlande, d’autant que ses films prennent également comme cadre la région d’Isan. Nous avons discuté ensemble et je lui ai parlé du genre de film que je voulais faire et du personnage d’Ozawa, censé avoir appartenu aux Forces japonaises d’autodéfense dans le cadre de missions humanitaires, ce qui est peu connu, et que pour que cela soit vraisemblable il fallait qu’il ait une quarantaine d’années. Ce jour-là je portais un t-shirt de Taxi Driver sur lequel on voit Travis mettre son doigt sur sa tempe, et à la fin je lui annonce que ce sera moi. Alors, il m’a répondu : « Je le savais ! ».
TA : Selon moi il n’y avait personne d’autre capable d’incarner Ozawa. Mais à partir du moment où il a pris cette décision, on peut dire qu’il a réellement vécu tout ce que le personnage du film traverse. Il s’est installé à Bangkok, a appris le Thaï et vécu toute sortes d’expé- riences. Aujourd’hui il continue à faire la navette entre la Thaïlande et le Japon. Et quand il est à Bangkok, il fait la cuisine et tient un stand de Yakitori.
Lorsque Ozawa décide d’accompagner Luck dans sa famille à Nong-Khai, il semble trouver ce « paradis » tant recherché. Quelle est la particularité de cette région du nord-est de la Thaïlande ?
KT : À travers ce périple de Bangkok à la région d’Isan, nous avons constaté qu’il existait de grandes différences culturelles séparant ses habitants de ceux du centre du pays. Progressivement une image s’est formée et a émergée. Face à cette société dont le principe contemporain est fondé sur l’accumulation d’un maximum d’argent dans un minimum de temps, nous avons eu l’occasion de constater qu’à des niveaux divers, aussi bien sociaux que culturels, il existait en Isan des points de résistance. En d’autres termes, si aujourd’hui il existe quelque part un « paradis », c’est uniquement là où il reste encore des gens qui luttent contre le système. Par ailleurs ce qui était intéressant c’est qu’il y a eu une guérilla de résistance communiste assez virulente et nous voulions également décrire cet aspect là.
La musique, la BO est (toujours) un élément important
TA : Par ailleurs nous nous sommes également beaucoup intéressés à sa musique qui est un élément important du film. Le peuple de la région d’Isan possède une culture musicale très développée au point d’avoir leur propre marché du disque. En remontant aux racines de cette musique nous avons constaté que depuis très longtemps existait cet esprit contestataire qui s’exprime dans des genres populaires comme le Mor Lum, le Luk Thung ou le Phleng Phuea Chiwit. Ce sont autant de gestes de résistance et de protestation. Mais ce qui est important c’est qu’il ne s’agit pas d’une idéologie mais d’un aspect véritablement ancré dans la culture du peuple. Et c’est ce que nous voulions aussi montrer via les chansons du film.A travers ce périple entrepris par Ozawa qui s’étend jusqu’à Vang Vieng puis Diên Biên Phu, s’amorce également un retour vers le passé, aux sources des cicatrices de l’histoire.
KT : Certains spectateurs de mon film précédent Saudade, m’ont beaucoup dit que la fin ressemblait à un cul de sac. Que ce type de ville provinciale que j’ai décrite dans le film était sans avenir. On s’est donc posé la question de savoir ce qu’il pouvait y avoir au-delà de cette impasse. C’est à partir de cette interrogation que l’idée de « paradis » a surgi. Peut-être qu’en quittant le Japon nous pourrions l’atteindre. Nous l’avons effectivement trouvé en nous rendant en Thaïlande, mais l’on s’est rendu compte qu’il portait aussi les stigmates de blessures profondes. Et toute cette histoire, ce passé enfoui, a fini par remonter à la surface. En réalité il y a deux mouvements dans Bangkok Nites : celui de la recherche d’un lieu où vivre où s’échapper, qui est tourné vers l’avenir, et sa nécessaire confrontation à l’exploration d’un passé et d’une histoire douloureuse. L’autre élément déclencheur de mon départ a été la catastrophe de Fukushima qui est devenue la question cruciale pour tout japonais. A partir du 11 mars 2011 la question de l’état du monde se pose de façon radicale à mes yeux. C’est aussi pour répondre à ce questionnement que j’ai réalisé Bangkok Nites. Pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et en tant que japonais notre rapport à celui-ci. L’un des sous-entendus du film était de rappeler aux japonais qu’ils font aussi partie de l’Asie. Car il y a cette idée très répandue au Japon de se considérer comme un peuple à part.
Propos recueillis par Dimitri Ianni
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